C’EST en 1960 que la plupart des anciennes colonies françaises d’Afrique tropicale accédèrent à l’indépendance. Une exception cependant: la Guinée, indépendante dès 1958.
La première Constituante, en 1945-1946, avait aboli un certain nombre d’institutions de base du régime colonial: ainsi l' »indigénat », qui permettait d’infliger aux « sujets » coloniaux des peines de prison ou d’amende par simple décision administrative, le travail forcé, et elle avait accordé la citoyenneté aux anciens « sujets ». La IVe République n’osa pas remettre ces acquis en question, mais s’ingénia à les « tourner ». Un seul: venant protester auprès du gouvernement général de l’AOF, à Dakar, contre la saisie arbitraire de brochures éditées par la CGT pour être vendues au profit des cheminots qui venaient d’achever une grève de cent soixante jours, je me vis répondre: « Monsieur, ici, c’est nous qui décidons de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas (1) »…
Devant la montée des exigences de liberté, la IVe République finissante avait jeté du lest: la « loi-cadre » votée en 1956 sur la proposition de Gaston Defferre accordait aux territoires une semi-autonomie, instituant, à côté du gouverneur nommé, un « conseil de gouvernement » issu du suffrage universel. Cette concession ne suffit pas. Dès 1957, la revendication de l’indépendance se faisait entendre et prit une grande ampleur en 1958, après le coup d’Etat qui permit au général de Gaulle, avec l’appui des partisans de l' »Algérie française », de prendre le pouvoir.
De Gaulle fit préparer une nouvelle Constitution à sa convenance, sans recours à une assemblée constituante élue, et soumise pour adoption à un référendum-plébiscite. Cette nouvelle Constitution remplaçait l' »Union française » de la Constitution de 1946, substitut de l’Empire colonial, par une « Communauté française » qui excluait l’indépendance.
Les territoires d’outre-mer participaient au vote: devant les résistances qui se manifestaient, de Gaulle fit savoir que les territoires qui voteraient « non » se prononceraient de ce fait pour l’indépendance. Elle leur serait accordée immédiatement, « avec toutes ses conséquences » (sous-entendu: le retrait de toute assistance française). La plupart des dirigeants africains ne se sentirent pas de force à affronter cette menace. Dans deux des territoires dont les « Conseils de gouvernement » avaient opté pour le non (Niger et Djibouti), l’administration et l’armée françaises mirent hors d’état d’agir les gouvernements locaux et firent voter « oui » par les méthodes habituelles (pressions de la chefferie, bourrage des urnes, falsification des procès-verbaux).
La Guinée fit exception.
Dans ce territoire, le Parti démocratique de Guinée, section territoriale du Rassemblement démocratique africain (RDA), avait gagné les élections de 1956 et formé le « Conseil de gouvernement ». Le RDA, grand mouvement de masse anticolonial, s’était constitué en 1946, avec l’appui du Parti communiste français. Ses élus étaient « apparentés » aux groupes parlementaires communistes.
En 1950, son président, Félix Houphouët-Boigny, riche chef et planteur ivoirien, rompit cette alliance pour se rallier à la politique gouvernementale (parmi les premiers gestes, en votant les crédits militaires pour la guerre d’Indochine).
Le Parti démocratique de Guinée s’était rallié après de longs débats à Houphouët, mais avait poursuivi une politique anticoloniale. Son secrétaire général, Sékou Touré, était également secrétaire de l’Union territoriale des syndicats CGT et avait, avec toutes les unions relevant de cette centrale syndicale, obtenu le vote et la mise en application d’un « Code du travail outre-mer » qui réalisait de sérieuses avancées sociales.
Le pouvoir colonial avait pour instrument majeur la chefferie, dite « traditionnelle », instrument de l’arbitraire colonial. Le Parti démocratique de Guinée orienta son action principalement contre cette chefferie. Son succès électoral en 1956 porta un coup mortel à la chefferie: en l’abolissant officiellement à la fin de 1957, le Conseil de gouvernement ne fit qu’enregistrer le fait accompli. Dès lors, la Guinée fut le théâtre d’une situation de double pouvoir: d’un côté, l’administration et l’armée françaises, comme suspendues en l’air; à la base, les comités du Parti démocratique de Guinée, s’appuyant sur le Conseil de gouvernement.
Sékou Touré, au cours de l’été 1958, avait multiplié les démarches pour obtenir l’inscription, dans la nouvelle Constitution, du « droit à l’indépendance »; en vain. C’est ce qui lui permit, en septembre, d’appeler à voter « non » et d’emporter une très large majorité le 28 septembre. L’indépendance fut proclamée le 2 octobre 1958.
Le gouvernement français mit alors en éuvre une politique de boycott assortie de tentatives de déstabilisation par les services de Foccart (2). Grâce à un grand mouvement de solidarité des populations africaines (à titre d’exemple: presque tous les professeurs africains, encore très peu nombreux, en exercice, vinrent se mettre à la disposition de la Guinée pour remplacer les professeurs français défaillants), à l’aide matérielle des pays socialistes, et à la solidarité des démocrates français, principalement du Parti communiste français et de la CGT, la Guinée tiendra.
Surtout, son exemple stimula les autres pays africains: dès 1960 la plupart des autres anciennes colonies prirent leur indépendance (pour l’Algérie, où continuait la guerre, il fallut attendre 1962). Et l’on n’entendit plus parler de la « Communauté ».
Ce qui suivit, en Guinée, est une autre histoire.
JEAN SURET-CANALE
(1) Quelques semaines après, l’auteur de ces lignes, alors professeur au lycée de Dakar et membre du secrétariat de l’Union des syndicats CGT était, en pleine année scolaire, arrêté à son domicile et expulsé vers la France par avion spécial.
(2) Pour mesurer la hargne des autorités françaises de l’époque, je citerai encore un fait personnel: venu me mettre, avec un grand nombre d’enseignants de diverses nationalités, à la disposition de la Guinée, je fus, dans un premier temps rayé des cadres, puis dans un second temps, mis en demeure de quitter la Guinée, sous peine de déchéance de la nationalité française et d’interdiction définitive d’accès au territoire français, pour m’être mis au service d’un gouvernement étranger, sans l’accord du gouvernement français!