La sécheresse a ravagé les récoltes de graines du Canada, que la France importe à 80 % comme matière première pour la fabrication du condiment.

C’est un pilier de la gastronomie française qui vacille. La moutarde, troisième condiment parmi les plus consommés dans l’Hexagone, derrière le sel et le poivre, a disparu des supermarchés. Victime, elle aussi, du réchauffement climatique.

Premier producteur européen et premier exportateur mondial de moutarde, la France importe 80 % de sa matière première du Canada, où la dernière sécheresse a ravagé les récoltes de Brassica juncea et de Brassica nigra, autrement appelées moutardes brune ou noire – une plante de la même famille que le colza.

La production locale, en Bourgogne, n’a pas non plus été épargnée, et la guerre russo-ukrainienne a privé l’Hexagone de ses potentiels fournisseurs de secours. Les producteurs promettent un réapprovisionnement des stocks pour le mois de novembre, car le cru 2022 a été bon. Mais, avec l’aggravation du changement climatique, les pénuries risquent de se multiplier.

Et si la solution était dans les placards des cuisiniers ouest-africains ? Du Niger à la Guinée-Bissau, on connaît bien la « moutarde africaine », un type de féverole appelée soumbala en bambara, netetou en wolof, afitin en fon-gbe et dawadawa en igbo. Elle est produite à partir de graines de néré, un arbre nourricier des savanes soudanaises et sahéliennes aussi connu sous le nom de mimosa pourpre. La pulpe jaune de son fruit, sucrée et glucidique, est utilisée comme farine, tandis que ses graines noires sont soit cuites, fermentées et vendues sous forme de boulettes à l’odeur forte caractéristique, soit séchées, grillées et pilées pour être consommées en poudre.

Bonne pâte et pommade
« Utilisée sous cette forme, elle tire plutôt du côté de la noix de muscade, observe Fousseyni Djikine, cofondateur d’origine malienne des cantines BMK, à Paris. Dans nos restaurants, on l’utilise pour le mafé. Le soumbala apporte une saveur assez atypique, qui est difficile à décrire, mais qui parfume la sauce. Pour les connaisseurs, c’est ça qui fait le bon mafé du pays ! »

On le croit aisément, à sentir l’arôme puissant, légèrement cacaoté, qui s’échappe de la cuisine ouverte de son restaurant du 10e arrondissement. Mais il ne s’agit pas stricto sensu d’un substitut de la moutarde, nuance-t-il, car celle-ci est « caractéristique de la cuisine française. En revanche, leur point commun est que, comme pour la moutarde, le soumbala transforme radicalement un plat ! »

Au contraire de la moutarde française et de ses cousins de l’Est, le raifort et le wasabi, le soumbala ne monte pas au nez. Il sert surtout de succédané d’épices dans des pays qui en sont dépourvus, explique l’entrepreneuse et cheffe d’origine camerounaise Nathalie Brigaud Ngoum, notamment dans la région du Sahel, avec son climat désertique.

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« Comme on a peu d’arbres, on utilise, pour parfumer les plats, des ingrédients fermentés, du poisson pour les pays côtiers ou, justement, du soumbala », explique-t-elle. Mais pour transformer les graines de néré en une authentique moutarde africaine, il faut se retrousser les manches. « Si on veut aller jusqu’au bout de l’expérience, le soumbala ne doit pas être utilisé en poudre, comme une épice, mais en pommade, comme un condiment. »

Bonne pâte, Nathalie Brigaud accepte de donner sa recette. « Vous achetez les graines de néré préparées et fermentées, et vous les écrasez avec de l’huile, du vinaigre et du citron. Vous ajoutez de la farine de manioc ou de patate douce, pour l’onctuosité, et du curcuma, pour obtenir une belle pâte jaune foncé. Vous pouvez l’utiliser fraîche pour relever une viande ou un poisson, ou la cuire et la mettre en pot, pour la conserver un peu plus longtemps. » Si le parfum du soumbala pur peut rebuter les nez sensibles, cette moutarde africaine maison, promet la cheffe, est accessible même aux néophytes. « En fait, ça donne une moutarde presque classique… mais sans moutarde. C’est un condiment métissé, au croisement des cuisines européennes et africaines ! »

Reste à trouver des fournisseurs. Pour ça, une seule destination : Château-Rouge, quartier africain du 18e arrondissement de Paris où s’alignent des dizaines de boutiques d’ingrédients traditionnels. Au pimpant Marché de la Côte d’Ivoire, minuscule échoppe familiale d’à peine 13 mètres carrés dans la rue Doudeauville, le patron, Yohann Abbé, vend son « soumara » en poudre. « Quand vous l’achetez en boules sur les marchés africains, vous devez ensuite le piler vous-même… On préfère épargner cette peine à nos clients », explique-t-il tout sourire derrière sa caisse.

Lui se fournit à Abidjan, auprès d’un producteur du grand marché d’Adjamé, et vend son produit importé à des consommateurs d’Afrique de l’Ouest : de Côte d’Ivoire bien sûr, mais aussi du Sénégal, du Mali et de Guinée. « En plus d’être un incontournable de la cuisine africaine, il a des vertus intéressantes pour la santé, vante-t-il, au point d’être considéré comme un superaliment. C’est notamment très bon pour les personnes qui souffrent de tension artérielle. »

Hors de Château-Rouge, difficile pour l’instant de s’en procurer en métropole. Mais selon les dernières projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, les températures dans le sud du pays avoisi


neront 50 °C d’ici à 2050 : la moutarde africaine semble donc promise à un bel avenir.

Lemonde.fr