« L’Indépendance est un couteau et les Nègres, de grands enfants, si on la leur donne, ils vont se couper avec ». Je ne sais plus lequel des gouverneurs français -Charles-Henri Bonfils, René Préval ou un autre ? – avait prononcé cette funeste phrase à une époque où le racisme n’était ni un crime ni un délit, ni un outrage aux mœurs ni une infraction mais le discours officiel de l’homme blanc, maître du monde et propriétaire des colonies.
La République de Guinée a soixante-cinq ans. L’âge mûr, le moment idéal pour tirer un bilan, jeter un œil sur le passé et envisager lucidement l’avenir, dans les pays sensés, tout au moins ! En Guinée où la connerie a toujours été la norme, il ne viendra à personne l’idée de tirer un bilan parce que, bilan, il n’y en pas, bilan a mouna, sono ! Rien d’autre à montrer au monde, rien d’autre à offrir aux générations montantes que les maladies et la faim, la frustration et le désespoir.
Nos enfants préfèrent mourir dans les ventres des requins ou vider les poubelles à Paris et à Londres, je veux dire nettoyer les rues de nos anciens maîtres, que de vivre sur la terre de leurs aïeux, qui détient pourtant les 2/3 de la bauxite du monde et les plantes nutritives le plus nombreuses et les plus variées d’Afrique de l’Ouest. A se demander ce qu’il faut brandir pour marquer l’évènement : le balafon de la fête ou le boubou du deuil ?
Et puisque le bilan est nul aussi bien dans l’éducation que dans la santé, dans les infrastructures que dans l’agriculture (ne parlons pas Droits de l’Homme !), tâchons au moins d’en rechercher les causes. Elles sont nombreuses, vous pensez bien. Mais il me semble que l’échec global et multiforme (tiens, voilà que je parle comme Sékou Touré !) de notre Indépendance est tout à fait logique. Celle-ci portait en elle une tare congénitale dont nous n’aurons jamais fini de mesurer les désastreuses conséquences : la démission de nos élites. C’est celle-là, la cause principale de nos malheurs, toutes les autres sont secondaires.
Quand les intellectuels renoncent à leur esprit critique, quand ils arrêtent de dénoncer et de contredire, c’est la porte ouverte à tous les vents mauvais, c’est l’avènement du fanatisme et du despotisme, les pires ennemis du genre humain. Et c’est exactement ce qui s’est passé en Guinée à la fin des années 50. Nos intellectuels ont baissé les bras, ils se sont détournés des belles causes, et laissé libre cours aux démagogues et aux opportunistes qui ont vite fait de transformer notre histoire en un tissu de mensonges et notre pays, en une prison à ciel ouvert.
Le drame de la Guinée, c’est que ce n’est pas seulement l’économie qui est malade, c’et la société tout entière qui l’est. Notre tissu social a été disloqué et notre mémoire collective falsifiée pour les intérêts politiques de deux ou trois zozos.
A mon avis, c’est par-là qu’il faut commencer avant de songer à un programme de développement : assainir la mémoire collective et donc renforcer du coup la cohésion nationale. Et ça, ce n’est pas un travail de comptables et d’ingénieurs, c’est un travail d’historiens. Justement, il est dramatique de constater qu’aucun de ceux-ci n’a songé à nous restituer notre histoire moderne. Qu’il s ‘agisse de l’Indépendance nationale, de l’agression du 22 Novembre 1970 ou de la présidentielle de 2010, c’est la propagande politique qui fait office de livre d’histoire. Or, tout cela est récent : les documents visuels, oraux et écrits n’ont pas encore disparu, et de nombreux protagonistes peuvent témoigner si l’on s’y prend à temps.
Les polémiques malsaines qui empoisonnent le débat sur ces trois sujets déterminants de notre vie nationale ne se dissiperont que quand la vérité historique sera scientifiquement établie. Alors, seulement les Guinéens retrouveront le plaisir de vivre ensemble et la colossale énergie qu’il faut pour surmonter les nombreux défis économiques et sociaux qui les accablent.
Historiens guinéens, où êtes-vous ?

Tierno Monénembo