Du pèlerinage en Éthiopie à la consécration au Zimbabwe en passant par les concerts ambivalents au Gabon, les trois séjours effectués en Afrique par Bob Marley ont été des moments clés de la carrière et de la vie de la première star issue du tiers monde. Quarante ans après sa disparition survenue le 11 mai 1981, le roi du reggae a conservé sur le continent sa dimension iconique.

Le cliché est pris au pied du monument du Lion de Judah, à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. Au premier plan, Bob Marley, vêtu d’une veste vert-jaune-rouge, ses dreadlocks cachées sous un de ces grands bonnets qu’affectionnent les rastas. Derrière lui, posée en hauteur sur son socle, la statue du lion coiffé d’une couronne et tenant un sceptre dans sa patte avant-gauche. L’image, pleine de sens, est un concentré de la symbolique du reggae. Et l’une des rares photos qui témoignent du séjour de la star jamaïcaine en Éthiopie en novembre 1978.

Lui qui faisait alors l’objet d’une médiatisation à la hauteur de son succès international avait effectué le déplacement en toute discrétion, avec l’intention de vivre pleinement sur le plan intérieur ce moment espéré de longue date : son premier séjour en Afrique, la terre promise au cœur de la pensée rasta, celle d’où viennent ses ancêtres déportés au temps de l’esclavage. Un pèlerinage, au pays de l’empereur Haïlé Sélassié, aussi appelé Ras Tafari, personnage clé du mouvement rasta conceptualisé comme le rédempteur du peuple noir. Souvent, le portrait du « Roi des rois » est accroché en fond de scène durant les concerts des Wailers qui semblent jouer sous sa protection.

Lorsqu’il foule enfin le sol africain en débarquant de l’avion au Kenya, Bob Marley doit patienter quelques jours à Nairobi, avant d’obtenir un visa pour sa destination finale. La junte militaire d’obédience soviétique qui a renversé Sélassié en 1974 avant de l’assassiner ne voit pas d’un bon œil la venue du chanteur dont l’un des titres phares (War) n’est autre qu’un des discours de l’empereur. Leurs visions respectives de la révolution n’empruntent pas les mêmes chemins. En outre, l’aura du roi du reggae sur le continent est en plein essor : en juin 1978, l’ambassadeur sénégalais lui a remis à New York la médaille de la paix des Nations unies « au nom de 500 millions d’Africains ».

Une fois en Éthiopie où il a retrouvé un de ses vieux complices de Kingston venu s’occuper d’une équipe de football locale, le Jamaïcain prend la direction de Shashamane : là-bas vit une communauté rasta installée sur un terrain offert en 1948 par Sélassié à l’Ethiopian World Federation, et qui incarne le rapatriement en Afrique auquel fait référence le reggae.

Auprès de ses membres, dans un cadre et des conditions de vie rudimentaires qui doivent lui rappeler certains moments de son enfance sur son île natale, Marley en profite pour avancer sur son prochain album. Il jette notamment les bases de la chanson Zimbabwe, en référence au conflit en Rhodésie contre le pouvoir blanc ségrégationniste auquel il avait été sensibilisé.

Les premiers concerts en Afrique se profilent quelques mois plus tard, en 1979 : à Abidjan, des affiches sont placardées et annoncent que Bob Marley & The Wailers se produiront le 16 mars au stade et le lendemain au Palais des congrès. Le producteur et animateur de télé Georges Taï Benson – qui sera impliqué dans le succès d’Alpha Blondy quelques années plus tard –s’était rendu à Miami afin d’y rencontrer la star jamaïcaine et négocier avec son entourage.

Mais peu de temps avant l’événement prévu dans la capitale ivoirienne, alors ville-carrefour où se retrouvent des musiciens de tout le continent, les shows sont annulés, car les deux parties échouent à trouver un accord contractuel.

Une autre opportunité survient peu de temps avant le terme de la tournée nord-américaine de promotion de l’album Survival (42 concerts en 50 jours !), qui met l’Afrique à l’honneur avec sa pochette réunissant 49 drapeaux de pays libres et son hymne panafricain Africa Unite.

Expérience gabonaise

Marley et ses musiciens sont invités au Gabon par une jeune étudiante du pays qui les a vus à Paris avant de leur être présentée à Los Angeles. Pascaline Bongo est la fille du président Omar Bongo, à la tête de cet État d’Afrique centrale depuis 1967 (et jusqu’en 2009). Quelques semaines plus tard, début janvier 1979, les voilà dans ce pays 28 fois plus vaste que la Jamaïque, mais peuplé alors seulement de 700 000 habitants.

Deux concerts, gratuits, doivent avoir lieu. Du matériel de sonorisation venu spécialement de Londres est acheminé. Le chanteur est reçu officiellement au palais par Ali Bongo (qui succèdera à son père en 2009). Le fils de la première dame et chanteuse Patience Dabany a d’ailleurs sorti en 1978 sous le nom d’Alain Bongo un album de funk arrangé par le JB’s Fred Wesley.

Chez les Jamaïcains, l’excitation de l’arrivée ainsi que les fastes du pouvoir, générés par le flot continu de pétrodollars, laissent place petit à petit à une image plus réaliste de la situation dans laquelle vivent les Gabonais. « Ils n’étaient pas colonisés, mais ils n’étaient pas libres », résume la choriste Judy Mowatt dans le livre So Much Things To Say – L’histoire orale de Bob Marley de Roger Steffens (1).

Malgré la barrière de la langue, Bob prend le temps de discuter avec les jeunes qui l’accostent. « Qui es-tu pour venir en Afrique depuis la Jamaïque, parler de panafricanisme et m’expliquer cette histoire de Rastafari ? », lui lance l’un d’entre eux, rapporte le photographe Bruce W. Talamon dans Bob Marley – Spirit Dancer (2). La confrontation avec la réalité oblige à relativiser la vision idéale de l’Afrique rêvée avec une forme de naïveté de l’autre côté d’Atlantique.

A posteriori, les prestations de Bob Marley au Gabon interrogent, susceptibles d’entamer le crédit de l’artiste engagé, même si l’épisode mérite d’être remis dans son contexte géopolitico-historique. Difficile, toutefois, de tenter de dépasser les apparences du paradoxe qui réside dans le fait que le porte-parole d’une musique prônant l’égalité et l’unité du monde noir soit venu divertir les dignitaires d’un régime particulièrement inégalitaire et peu démocratique (Bongo a été élu avec 99,6% des voix en 1973).

« Il m’a appris que mon père avait été le seul à proposer qu’Haïlé Sélassié s’installe au Gabon après qu’il a été détrôné. Et ça, pour les rastas… c’était un acte fort qui méritait leur respect et leur admiration », justifie Pascaline Bongo dans l’ouvrage Bob Marley et la fille du dictateur qu’Anne-Sophie Jahn vient de consacrer à l’idylle longtemps méconnue entre ces deux personnages (3).

Les deux semaines passées à Libreville sont aussi marquées par un incident qui révèle à Bob Marley que son entourage n’est pas forcément digne de sa confiance : à la faveur d’une information, il découvre que son manager en fonction depuis plusieurs années l’escroque systématiquement. Viré sur le champ, Don Taylor aurait même passé quelques instants suspendu dans le vide par les jambes depuis sa chambre d’hôtel…

Direction le Zimbabwe

Après l’expérience gabonaise contrastée, Marley est contacté pour se produire à deux reprises en avril 1980 à Salisbury (rebaptisé Harare en 1982) dans le cadre des cérémonies d’indépendance du Zimbabwe. Sa chanson est devenue très populaire parmi les combattants des mouvements de libération. La dimension prophétique de ses paroles, qui prédisaient cette victoire, n’a pas échappé à leur auteur, lequel s’en amuse, mais prend aussi conscience de son impact.

Honoré d’être invité pour la naissance de cet État qu’il a appelée de ses vœux, il assume l’intégralité des frais pour le personnel comme la technique. Pharaonique, le coût total avoisine 90 000 dollars (soit 290 000 dollars d’aujourd’hui), selon son proche conseiller artistique Neville Garrick, et reflète le niveau de l’investissement moral de l’artiste.

Juste avant de débuter en Occident son ultime tournée qui battra tous les records d’affluence, il s’envole vers l’Afrique australe. Il ne fait qu’escale à l’aéroport de Nairobi, mais on lui fait porter un bouquet de fleurs par un enfant. « La musique de Marley est souvent politique et nourrie de commentaires sociaux à la fois sur ce qui se passe en Jamaïque et sur la lutte permanente de l’Afrique pour son émancipation », écrit le quotidien kényan Daily Nation.

Sur place, après l’euphorie générale et la solennité d’instants tels que le lever de drapeau du jeune Zimbabwe, les Wailers doivent se produire dans un stade rempli. L’ambiance est électrique, la tension est palpable. À peine le concert vient-il de commencer que des gaz lacrymogènes sont tirés sur la foule : les freedom fighters bloqués à l’extérieur de l’enceinte, frustrés de se voir dépossédés de la fête, ont fini par faire irruption.

Dans une scène de panique générale, ne comprenant pas ce qui se passe, les musiciens s’enfuient. Quelques heures tard, le concert reprend enfin et Marley peut achever sa mission. L’apogée de sa carrière, sur le plan international. Le début de la légende.

Rfi